La Fleur Cosmique

La fleur cosmique de Guy Roussille

« De la nature comme d’un corps fermé – comme d’un arbre – dont nous sommes les boutons de fleurs. »

Novalis

Trop jeune pour rejoindre le groupe d’André Breton qu’il n’aura pas connu, Guy Roussille entretient malgré tout un certain nombre d’affinités avec le surréalisme. Proche pendant un temps du mouvement Phases, avec lequel il réalise plusieurs expositions, il demeure résolument à l’écart des groupes, revendiquant une indépendance farouche. Si la formule n’avait pas tant servie, on pourrait soutenir que Guy Roussille est surréaliste dans le voyage ou dans le paysage. Selon une expression qui lui est propre et qu’il emploie très souvent il « adore s’installer dans ce qui bouge ». Voyageur avide de découvertes, il parcourt la planète depuis le Mexique en passant par les îles Galapagos, l’Indonésie, jusqu’au cœur du désert du Tassili Hoggar. Les paysages qu’il aura traversés : forêts, brousses, déserts, îles, sont pour lui autant d’aliments à son imaginaire mais en aucun cas des décors exotiques. Comme l’écrit son ami Hervé-Pierre Lambert : « Entre Gascogne et Mexique, entre Malaisie et Valle de Bravo, entre Armagnac et Metzcal, entre Supervielle et psilocybien, entre paradis archaiques, affirmations heureuses et régressions, entre surréalisme et psychédélisme, Guy Roussille peint les tropiques intérieurs. »

La nature, les éléments naturels, sont la matière même de son inspiration artistique et philosophique. Olivier Schefer affirme à propos de la pensée de Novalis que celle-ci « valorise la poésie instinctive de la nature, la présence d’une nature naturante et productrice, quasi personnifiée, envisagée à l’égal de l’artiste[1]. » Cela s’applique à merveille à la démarche et à l’œuvre de Guy Roussille qui, lui-même, a souvent revendiqué le concept de « nature naturante ». Chez Novalis la nature est vue comme « un index ou un plan encyclopédique de notre esprit. » Cet index, Guy Roussille le parcours depuis l’enfance, depuis le jour ou sa grand-mère lui fit contempler une fleur. Cette fleur fut son éveil au monde et au travers du déploiement de ses pétales c’est le cosmos qui s’ouvrait à lui. Plus tard, adolescent, le second choc vint de la découverte du Printemps de Botticelli et du scintillement de voie lactée d’un parterre fait de milliers de fleurs. Impression durable et profonde dont les échos se propagent tout au long de son œuvre.

Cette œuvre foisonnante et diverse : tableaux, dessins, aquarelles, sculptures, totems, vibre, toute entière agitée de mouvements contraires. Les titres de ses tableaux sont révélateurs de ce mouvement qui constitue « un système d’oppositions complémentaires » : L’air de l’eau, Cocons électriques, La fleur est toujours dans l’amande, Respiration de la terre, Le chant de l’espace.

Là où Guy Roussille rejoint le surréalisme c’est dans la tension permanente entre les contraires, afin de les dépasser, pour qu’ils cessent d’être perçus contradictoirement : solide et liquide, minéral et végétal, immobilité et vitesse, ombre et lumière s’opposent et fusionnent. Sa série des volcans nous offre l’image même de cette tentative de saisir la nature dans son processus violent de destruction et de création où le jaillissement du feu liquide se transforme en lave refroidie et fertile de laquelle surgira une forêt luxuriante et des fleurs sauvages. Le Volcan  c’est la « respiration de la terre » le « regard de la mort » et « l’œil de la vie[2] ».

C’est encore du côté de Novalis que nous trouvons la clé qui nous ouvre à l’univers du peintre. Avec la notion de galvanisme Novalis explique que celui-ci « accroît toutes les fonctions des matières individuelles et n’est peut être rien d’autre qu’une conscience supérieure de l’âme de la nature » ajoutant : le « galvanisme ne renforce-t-il pas la polarité magnétique ? [3]»  On ne saurait mieux définir ce qui anime les forêts et les jungles de Guy Roussille traversées par un combat permanent entre l’ombre et la lumière, l’éclosion et le pourrissement, la vie et la mort, un courant électrique continu traversant les matières organiques. Dans la peinture de Guy Roussile la nature est proprement galvanisée et en même temps galvanise le regard de celui qui la contemple.  De l’Amazonie, traversée avec son ami, le peintre Jacques Chemay, il nous restitue, dans un texte flamboyant, un univers d’arbres et de fleurs aux « odeurs sucrées, salées, pourries, senteurs d’humus de terres vierges » une « odeur de mort aussi, de mort végétale […] de rêves érotiques chlorifiliques[4]. » A l’instar de Novalis, l’esthétique de Guy Roussille oscille entre une mimésis radicale et une mimésis naturelle incarnée de manière symbolique par son tableau intitulé Tropique regardant naître un autre tropique (1985). Car, précise-t-il, pour « marcher dans la Beauté avec toutes les choses. Il faut être avec toutes les choses[5]. »

Les dernières œuvres de Guy Roussille, qu’il a exposées sous le titre de Wantok ou le vol des libellules (2010), explorent un univers où l’eau et l’air se mêlent indistinctement. Dans une matière à la fois liquide et végétale évoluent des graminées et des insectes ailés. La libellule règne sur un univers ou l’infiniment petit débouche sur l’infiniment grand, ou le microcosme se fond dans le macrocosme. A travers cette suite imposante d’aquarelles - plusieurs centaines à ce jour - la grande germination de la nature nous est révélée dans ses plus infimes détails : explosions de pollens, poussières d’ailes, cosses veinées, fougères amphibies, nuages de brindilles ensanglantés. Dans cette cosmogonie intérieure le spectre de la fleur de l’enfance déploie tous ses charmes, ses vertiges et ses envoûtements.

Gérard Roche, Lyon le 10 janvier 2015.